“La postmodernité proxénète” de Sylviane Dahan

3 març

Traduit du castillan par Martin Dufresne (de la collective TRADFEM) et l’auteure, Sylviane Dahan.

Publie ICI

Nous assistons depuis quelques semaines à une intense campagne en faveur de la normalisation de la prostitution. Une campagne particulièrement intense en Catalogne. Que l’on s’achemine vers l’indépendance ou pas – l’idée de l’autodétermination est loin d’enchanter banquiers, employeurs et grandes entreprises du pays – nos élites dirigeantes envisagent la prostitution comme un important «créneau commercial». Mais son épanouissement serait impossible sans une acceptation sociale préalable. Et c’est bien ce à quoi l’on nous convie : nombreux reportages à la télévision publique catalane banalisant le «travail du sexe», articles et interviews dans les journaux à grand tirage… Tout cela coïncidant avec le Congrès du Téléphone Portable, dont les participants ont fait augmenter de manière spectaculaire la consommation de sexe tarifé à Barcelone.

Les arguments avancés par le lobby des industries du sexe ne manquent jamais d’imagination – et de cynisme – s’adaptant convenablement aux circonstances et au public. Ils n’en sont pas, pour autant, moins exécrables. Ainsi, presque sans interruption, nous avons eu droit à l’énième récit de la «prostituée libre et heureuse» à qui tout semble sourire dans la vie ; on nous a présenté une académie pour apprendre «le métier de pute», un métier spécialement recommandé aux femmes qui ont «un penchant pour le sexe» ; on nous a annoncé aussi la naissance d’une coopérative auto-organisée de femmes prostituées (coopérative qui est, soit dit en passant, gérée par un homme). Et finalement, on nous a expliqué que, renonçant à tout «moralisme», notre société devait comprendre qu’en temps de crise, la prostitution devient une véritable option pour les femmes. Et, pour donner à cette opération publicitaire un semblant de rigueur scientifique, voici l’anthropologue Dolores Juliano qui monte au créneau, tentant de nous convaincre que, tandis que les hommes en difficulté sont enclins à la délinquance, la prostitution constitue une «stratégie de survie» propre aux femmes. Comment si cette « stratégie » tenait à la nature féminine ou au libre arbitre des femmes… plutôt qu’à la structure patriarcale de la société et à la domination violente des hommes !

L’une des caractéristiques principales de ce type de campagne consiste à hisser au rang de porte-paroles et représentants des femmes en situation de prostitution certaines ONG qui interviennent auprès d’elles – recevant des subventions et les aidant à supporter leur prostitution, mais pas à en sortir – ainsi que de soi-disant «syndicats de prostituées» – où il n’y a pratiquement aucune femme, qui n’ont jamais négocié le moindre contrat… et qui sont essentiellement des façades médiatiques. Cette constellation bigarrée et bruyante essaye toujours de manipuler, avec une rhétorique corporative, une minorité de femmes prostituées, pour s’en servir comme d’un bélier contre le féminisme abolitionniste, contribuant à réduire au silence l’écrasante majorité des femmes, violentée et exploitée. Il faut reconnaître que les industries du sexe font preuve d’une extraordinaire habilité pour raconter à chacun ce qu’il a envie d’entendre pour rassurer sa conscience. À la gauche, on parle de syndicalisme et de conquête des droits. Chez les féministes, on évoque l’autonomie personnelle et le droit à son propre corps. Aux mouvements alternatifs, on parle de coopératives. Chez les libéraux, on s’épanche sur la responsabilité individuelle. Et chez les gays, on invoque la liberté sexuelle. L’acceptation de la prostitution est vendue avec l’emballage approprié à chaque auditoire. L’intelligentsia postmoderne, qui a perdu tout horizon de progrès social pour l’humanité, a livré aux grands proxénètes une belle palette terminologique.

Au bout du compte, cependant, la prostitution demeure un commerce entre hommes; un commerce où la femme, déshumanisée, devient une marchandise. Et c’est avant tout cette réalité que les discours banalisant la prostitution entendent masquer. Ce qui est caractéristique de ces campagnes, c’est la dissimulation du proxénète et du «client». Tout est présenté comme s’il s’agissait d’une affaire de femmes. Elles deviennent responsables de leur prostitution. C’est leur choix ou leur malheur. Mais, en tout cas, c’est leur problème. Et que personne n’en fasse des «victimes» ! Voici une autre perversion du langage. Ceux qui plongent les femmes dans la prostitution s’érigent en défenseurs de leur «autonomie» et tentent de les soulever contre les abolitionnistes avec cet argument massue: «Je ne veux pas être une victime». Personne ne veut en être une. Mais être victime constitue une situation, pas une identité. Nous sommes victimes d’innombrables injustices, d’exploitation et d’oppressions multiples. Nous ne sommes pas pour autant des êtres inertes, incapables de rébellion. Mais, justement, la révolte commence avec la prise de conscience de l’oppression et avec l’identification de l’oppresseur. Lorsque les partisans de la régularisation de la prostitution proclament que «les femmes prostituées ne veulent pas être considérées comme des victimes», ils cachent en fait les bourreaux et nous conduisent à une impasse.

La prostitution ne peut être abordée par la casuistique d’une prétendue distinction, toujours trompeuse, entre «prostitution libre» et «forcée». C’est le modèle de société qui est en cause. Une société qui accrédite la prostitution comme «travail du sexe» certifie une relation d’inégalité qui affecte, de façon structurelle, tous les hommes et les femmes, sans exception. Dès lors que l’on admet l’existence légitime de ce commerce, toutes les femmes deviennent susceptibles d’être prostituées : il n’y a qu’à trouver le prix de chacune. De ce point de vue, rien d’essentiel ne distingue une anthropologue postmoderne des centaines de filles chinoises qui peuplent les discrets appartements transformés en bordels du centre-ville, ou des filles roumaines qui font le trottoir près du port. Notre intellectuelle «pense» la prostitution comme un travail acceptable pour les femmes. Cependant, il s’agit presque toujours d’un travail pour «les autres femmes» : le plus souvent, celles dont la «culture» prédispose à l’adoption d’une telle «stratégie». Au fond du relativisme culturel, si caractéristique de la postmodernité, on trouve tout simplement le racisme. Et, au fond de cette «amoralité» qui se veut «transgression», on peut aisément reconnaître la pulsion irrépressible du néolibéralisme qui prétend lever toutes les barrières, qui aspire à tout transformer en marchandise.

La prostitution, en tant qu’entreprise multimilliardaire construite sur l’exploitation des femmes et le déni de leur humanité, représente la symbiose parfaite entre le patriarcat et le capitalisme. Que leurs avocats postmodernes nous pardonnent, mais plus que jamais, nous voulons pour notre pays l’adoption du modèle nordique, solidaire et respectueux des femmes prostituées et défenseur du droit de toute personne à ne pas l’être, implacable avec les proxénètes et belligérant avec les «clients». La lutte s’annonce extrêmement rude. D’un côté comme de l’autre, les enjeux sont importants. Si le féminisme et la gauche ne se réveillent pas, nous allons devenir le plus grand bordel de l’Europe du Sud. Dans ce cas-là, nous tournerions le dos à toute perspective réelle d’émancipation et de progrès social.

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